LE FIGARO, 16 Avril 2002 |
FRANCE 3 «Témoins extraordinaires» diffuse des images des exactions du régime taliban prises clandestinement par une Afghane
Le combat de Mastura pour la liberté
Isabelle Nataf
Carrée dans son fauteuil, Mastura, 25 ans, attend les questions, sérieuse, attentive. Elle est habillée tout en noir, pantalon, pull, châle. A ses pieds, un sac en plastique d’où dépasse son tchadri, ce long voile de nylon dont le haut est grillagé. Le sien est bleu azur, la couleur du sud de l’ Afghanistan. Au nord du pays, elle est plutôt verte, même si différents tons sont admis.
A Paris, elle ne le porte pas. Mais elle préfère l’enfiler quand on la prend en photo. Membre de l’association Rawa (lire l’encadré), elle craint les représailles en montrant son visage. D’autant que si sa famille sait depuis peu qu’elle fait partie de Rawa, personne dans son entourage n’est au courant de la « mission » qu’elle a accomplie pour l’association et que l’on découvrira ce soir dans « Témoins extraordinaires ».
De toute façon, dès son arrivée sur le sol afghan, Mastura devra à nouveau revêtir son tchadri : « Je continue à le porter pour me protéger du danger. En réalité très peu de femmes l’ont enlevé. Vous savez, ce sont les mêmes personnes présentes à Kaboul entre 1992 et 1996 qui sont aujourd’hui au gouvernement. »
Mastura sort de son pays pour la première fois, si l’on excepte un déplacement au Pakistan. Invitée par France 3, elle vient témoigner dans l’ émission de Marc-Olivier Fogiel. Les images de l’exécution publique en novembre 1999 de Zarmina, une Afghane mère de sept enfants, rouée de coups quotidiennement par son mari et qui avait fini par le tuer, c’est Mastura, au péril de sa vie, qui les a prises. Son acte avait été pardonné par la belle-famille de Zarmina. Ce qui n’a pas empêché les talibans de l’exécuter d’une balle en pleine tête au milieu du stade de Kaboul.
Mastura avait été désignée par Rawa pour filmer. D’une voix douce elle explique pourquoi : « J’étais la seule à connaître quelqu’un, un cousin, qui possédait une caméra. Ce n’est pas courant chez nous ! Il a accepté de me la prêter, moyennant une caution. Bien sûr, je ne lui ai pas dit à quoi elle allait servir. J’ai un peu appris à la manipuler. J’ai été également choisie parce que je connais parfaitement les petites rues de Kaboul. En cas de fuite, c’était utile. » Le stratagème imaginé par les membres de l’ association pour faire pénétrer la caméra dans le stade de Kaboul est digne d’un James Bond. Le risque en plus. L’appareil est démonté en plusieurs parties et cachés sous les tchadris des femmes. Elles sont venues avec des bébés qui pleurent cela aidera à masquer les bruits mécaniques. Le film est caché dans des couches. Car les contrôles pour entrer et sortir du stade sont extrêmement sévères. On risque la peine de mort à la moindre incartade.
Pour filmer, Mastura a fait un trou dans son voile. C’était la première fois qu’elle assistait à une exécution. A-t-elle eu peur quand on lui a demandé de la filmer ? La question la fait rire. « Je suis membre de Rawa et on accepte le danger dans notre travail », dit-elle en ponctuant ses paroles par des gestes de la main. Sa voix est plus forte. « Mon seul souci était de ne pas arriver à bien filmer. » Et, même dans le stade, entouré de talibans et d’hommes en armes, elle n’a eu qu’une inquiétude, que sa « caméra tombe en panne ». « Il y avait une longue préparation avant l’exécution, des discours, des prières. Je craignais de ne pas avoir assez de bande pour la filmer. Une fois mon travail accompli, il restait un autre obstacle : faire sortir la cassette du stade. Finalement tout s’est bien passé. »
Malgré sa voix posée et son ton assuré, Mastura avoue s’être « sentie très triste » au milieu de ce stade. « J’avais envie de hurler, de dire à toutes les femmes présentes, levez-vous pour sauver la vie de Zarmina. Mais j’avais un travail à faire et devais taire mes sentiments. Le monde avait entendu parler des actes horribles des talibans mais ne les avaient jamais vus. Il fallait témoigner. » Au moment où la tête de Zarmina s’affaisse, touchée à mort par la balle de son bourreau, la caméra de Mastura tressaute. « J’ai sursauté », commente-t-elle. Mastura à cette époque avait 22 ans.
Il aura fallu des années pour qu’enfin les télévisions étrangères s’ intéressent à ces images et finissent par les diffuser.
Mastura ne sera restée que quelques jours à Paris. Malgré un tour de Paris en bateau-mouche et une visite au Louvre, elle affirme : « J’ai envie de partir le plus tôt possible. L’association a besoin de moi. » Elle se reprend en souriant : « La France me plaît bien, il n’y a pas de guerre ni de bombes qui explosent. » Aujourd’hui, elle n’a qu’un rêve : « qu’en Afghanistan les femmes deviennent libres et qu’il n’y ait plus d’enfants sans éducation ».
«TÉMOINS EXTRAORDINAIRES», France 3, 20 h 55
A propos de Rawa
L’association Rawa a été fondée à Kaboul en 1977. Il s’agit d’une organisation apolitique de femmes afghanes luttant pour les droits de l’ homme et la justice sociale en Afghanistan. Aujourd’hui, après plusieurs combats menés contre l’Union soviétique, les moudjhadine, les talibans puis contre la nouvelle vague d’intégristes au pouvoir, Rawa, qui compte dans ses rangs 2 000 membres femmes et des hommes sympathisants, donne la priorité à des projets pratiques sur le terrain, notamment à des programmes d’éducation en Afghanistan et au Pakistan. L’association compte cinquante écoles.