L'Humanite, 03 Décembre 2002 |
"Les seigneurs de guerre et les fondamentalistes font encore la loi"
Sahar Saba est responsable des relations extérieures de l'Association révolutionnaire des femmes afghanes, Rawa, l'une des rares organisations laïques et progressistes d'Afghanistan. Cet engagement contraint les militantes de Rawa à poursuivre leur travail dans la clandestinité. De passage à Paris, Sahar Sabar lève un pan du voile de l'après-taliban dans ce pays meurtri.
Il y a un an, les troupes de l'Alliance du Nord entraient dans Kaboul que fuyaient les taliban. Vous étiez alors plus que réservée quant au retour au pouvoir de ces forces d'opposition aux milices intégristes du mollah Omar mais que vous qualifiez également de fondamentalistes. Quelles réflexions vous inspirent ce premier anniversaire ?
Sahar Sabar. Nous avions dit alors que la chute des taliban était évidemment un élément positif, mais en connaissance de cause nous ne nous sommes pas réjouies de la prise de Kaboul par les moudjahidin de l'Alliance du Nord. Ce que nous avions annoncé et redouté s'est malheureusement confirmé. Le pays est toujours sous la coupe des fondamentalistes et des seigneurs de guerre. La situation des femmes a très peu changé, excepté à Kaboul où les pressions internationales ont été les plus fortes. Et encore. Bon nombre d'Afghanes de la capitale préfèrent conserver la burqa. En dehors de Kaboul, la situation des femmes est restée la même. Les droits des femmes continuent à être bafoués. Elles sont toujours victimes de violences physiques, de harcèlements et de maltraitance. Nous ne sommes pas les seules à l'affirmer. Dans un rapport de mai dernier, l'organisation américaine Human Rights Watch (HRW) écrivait que les Afghanes continuaient " à craindre la violence physique et l'insécurité, même après la fin du régime taliban ". On a rapporté qu'en avril une enseignante de la province de Kandahar avait été aspergée d'acide. Son agresseur proclamait qu'elle n'avait pas le droit de travailler. Le système judiciaire afghan fonctionne sur un double registre, avec la charia et quelques éléments du code civil. Les harcèlements dont les femmes sont victimes restent liés à certains décrets datant des taliban voire même d'avant sous la présidence Rabbani (1994-1996), un des leaders de l'Alliance du Nord. Ces mesures continuent de restreindre les femmes dans leurs mouvements.
Vous parlez de la persistance de groupes fondamentalistes. Les identifiez-vous ?
Sahar Sabar. Les vainqueurs des taliban partagent la même idéologie et les mêmes méthodes brutales que ceux qu'ils ont vaincus. Au sein de l'Alliance du Nord des gens comme Rabbani, Sayyaf, Khalili sont des intégristes. Certains d'entre eux comme Sayyaf sont des seigneurs de guerre et des criminels qui ont commis des massacres. Ils ont la même conception de la société que les taliban et les mêmes façons de diriger le pays et Massoud avait passé un compromis avec ces fondamentalistes. Ils sont sortis renforcés de la Loya Jirga (l'assemblée qui s'est tenue en juin) avec plus de pouvoir et de légitimité. La nomination de Fazul Hadi Shinwari au poste de chef de la justice de la Cour suprême est préoccupante. Nous avons assisté à l'éviction, sous la pression de chefs religieux, de l'ex-ministre de la Condition féminine, Sima Samar. Elle a été accusée de blasphème. Une lettre publiée par le parti Jamiat-e Islami de Rabbani dans un hebdomadaire, Payman-e Muhajid, exigeait qu'elle subisse le " châtiment approprié " pour avoir dit ne pas croire à la charia à un journal canadien de la communauté afghane, Shahrvand-e Vancouver.
Cet été, un département des Injonctions islamiques, sorte de bureau pour la promotion de la vertu et la répression du vice, a été remis en place. Ce bureau avait été instauré durant la présidence de Rabbani. Les taliban en avaient fait un ministère dont la police était extrêmement violente et répressive. Sa réactivation prouve qu'il n'y a pas rupture dans l'idéologie islamiste même si certains dirigeants s'efforcent de se présenter comme " plus civilisés " que les taliban.
Quelle alternative envisage une organisation comme Rawa ?
Sahar Sabar. Laissons parler le peuple afghan et demandons-lui ce qu'il veut. Le changement dépend de plusieurs facteurs. Tant que les fondamentalistes détiendront du pouvoir, il n'y aura pas de réels progrès vers la démocratie et le respect du droit des femmes. Il est temps de suspendre toute aide aux partis intégristes. Sinon il n'y aura pas à terme de séparation possible du religieux et du politique, pas de vrai retour d'une société civile et, la misère aidant, le risque de créer de nouveaux foyers d'intégrisme capables de faire surgir des Ben Laden est grand. L'Occident doit comprendre cela. Un autre rapport de HRW dénonce l'aide américaine apporté à Ismaïl Khan, qui règne dans la province d'Hérat. Une enquête de cette organisation a révélé les violences exercées par Khan et ses hommes sur la population. Les arrestations arbitraires, les tortures, les atteintes à la liberté d'expression et d'association. Lors d'une visite à Hérat, Donald Rumsfeld (secrétaire d'Etat américain à la Défense) a qualifié Khan " de personne respectable ".
Ce que nous voulons plus que tout, c'est la fin de la guerre et la fin du fondamentalisme. L'intervention américaine soulève bien des questions. Elle a coûté de nombreuses vies au peuple afghan. D'un côté, les Etats-Unis tiennent Hamid Karzaï entre leurs mains, de l'autre ils ne sont pas capables de ramener la stabilité politique. Leur stratégie de l'an passé favorisant l'avance de l'Alliance du Nord sur Kaboul a barré la voie à un changement radical et significatif vers l'instauration de la démocratie. Aujourd'hui, en poursuivant leur intervention en Afghanistan sous prétexte de lutte contre le terrorisme, ils travaillent en faveur des fondamentalistes qui vont jouer sur les sentiments anti-américains croissants de la population. On comprend dans ce contexte l'importance que prend la revendication d'une organisation comme Rawa d'une société laïque qui dépasserait les clivages traditionnels tribaux et ethniques qu'entretiennent nos chefs de guerre.
Entretien réalisé par Dominique Bari